jeudi 11 avril 2013

Est-ce le début du commencement ?

Qu’on s’en félicite où qu’on le déplore en France il ne se passe rien sans qu’il ait au départ une impulsion publique. Après les décevants plans Besson 1 et Besson 2 on attendait depuis des mois que l’Etat fixe des orientations en matière de développement du numérique (Voir sur ce blog le message du 14 Janvier 2012 : « Besson, le retour : le nouveau plan de développement de l’économie numérique (2012-2020) »). 

Le 28 février 2013 un comité interministériel a réuni tous les ministres concernés autour du premier ministre Jean-Marc Ayrault à Gennevilliers pour approuver un plan d’action établie par Fleur Pellerin et qui porte le nom de : « Feuille de route du Gouvernement sur le numérique ». Il comprend 18 mesures. C’est mieux que les 154 mesures allant dans tous les sens du plan Besson 2 de 2011. Mais est-ce que ces actions sont adaptées aux enjeux ? 
Je suis frappé que ce document a été aussi peu repris par la presse, numérique ou papier. Il y a eu quelques courts articles mettant en avant quelques mesures proposées le jour ou le lendemain de l’annonce puis on est passé à autre chose. 
Je ne peux que vous inciter à lire et à analyser le dossier qui a été établie pour lancer ce plan d’action. Trois documents intéressants sont disponibles sur le site du gouvernement : 
-      Feuille de route du Gouvernement sur le numérique (46 pages).
-     Stratégie en matière d’ouverture et de partage des données publiques (5 pages).
-      Stratégie gouvernementale pour le déploiement du Très Haut Débit (16 pages).

Le document principal est la feuille de route. C’est un texte un peu long car, en plus d’être un plan d’action, il ambitionne d’être un plan stratégique misant sur l’importance du numérique pour assurer le développement de la formation, de l’économie et de la culture. 
La stratégie repose sur trois axes (voir ci-dessous) et le plan d’action qui s’en déduit identifie 18 mesures qui se décomposent à leur tour en 80 actions. Manifestement les services de Fleur Pellerin ont pris leur temps mais ils ont bien travaillé. 
De plus deux textes complémentaires consacrés au Très Haut Débit et à l’accès sur Internet aux données publiques éclairent les choix qui ont été effectués.



Les trois axes et les dix huit mesures

La feuille de route repose sur une vision structurée organisée autour de trois axes :
  •       Faire du numérique une chance pour la jeunesse.
  •       Renforcer la compétitivité de nos entreprises grâce au numérique.
  •       Promouvoir nos valeurs dans la société et l’économie numérique.

Présentés de cette manière, on ne peut qu’être ces trois axes. Il faut former les enfants au numérique ([1]) en introduisant ce nouveau domaine dans l’ensemble de l’enseignement, y compris dans le primaire. De plus il est bien de former 3.000 jeunes de plus par an aux métiers du numérique,… La formation est au cœur de la stratégie proposée.
En ce qui concerne la compétitivité il est nécessaire de dégager quelques entreprises numériques de rang mondial. De plus quelques subventions sont prévues pour créer des « quartiers numériques », pour développer des projets innovants : objets connectés, Big Data,… On n’oublie pas les PME car on va « soutenir la transition numérique des TPE » et bien sûr on va prendre en compte l’écologie et la cyber-défense. Mais est-ce que tout cela est suffisant pour transformer une économie « petit bras » en un moteur du développement ? 
Le détail des 18 mesures proposées renforce ce sentiment de catalogues d’actions ponctuelles et hétérogènes.

« Axe 1 : Faire du numérique une chance pour la jeunesse.
  •         Mesure n° 1 : L’entrée du numérique dans les enseignements scolaires.
  •      Mesure n° 2 : Une politique ambitieuse de formation des enseignants aux usages du numérique, avec notamment la formation de 150 000 enseignants en deux ans.
  •         Mesure n° 3 : Lancement du projet “France Universités Numériques”.
  •         Mesure n° 4 : Renforcer les formations aux métiers du numérique.
  •        Mesure n° 5 : Faire du numérique une chance pour les jeunes peu qualifiés.

Axe 2 : Renforcer la compétitivité de nos entreprises grâce au numérique.
  •        Mesure n° 6 : Création de quartiers numériques dans les territoires.
  •      Mesure n° 7 : Financement de technologies numériques clés à hauteur de 150 M€ et soutien à la recherche et à l’innovation.
  •        Mesure n° 8 : Financement de la “numérisation” des PME/ETI grâce à 300 M€ de prêts bonifiés.
  •        Mesure n° 9 : Le très haut débit pour tous dans 10 ans.

Axe 3 : Promouvoir nos valeurs dans la société et l’économie numérique.
  •     Mesure n° 10 : Développer les Espaces Publics Numériques pour faciliter l’accès aux outils numériques.
  •        Mesure n° 11 : Généralisation de la délivrance de certificats diplômants sur l’utilisation des outils numériques pour les demandeurs d’emploi et les personnes en emploi les moins diplômées.
  •         Mesure n° 12 : Rétablir notre souveraineté fiscale.
  •         Mesure n° 13 : Une loi sur la protection des droits et des libertés numériques.
  •         Mesure n° 14 : Numérisation du patrimoine culturel.
  •       Mesure n° 15 : Faire de l’ouverture des données publiques le levier de la modernisation de l’action publique.
  •         Mesure n° 16 : Refonder la stratégie de l’État en matière d’identité numérique.
  •       Mesure n° 17 : Territoire de soins numérique, moderniser l’offre de soins en mobilisant les technologies numériques.
  •         Mesure n° 18 : Contrôle de l’exportation des technologies de surveillance de l’Internet. »

Cette liste est conséquente d’autant plus que ces mesures sont ensuite détaillées en 80 actions. En lisant le détail de la feuille de route on constate leur grand nombre et leurs variétés. Certaines sont effectivement des opérations concrètes avec un budget et un délai et d’autres sont des engagements plus vagues ou des études à lancer. Comme toute feuille de route, c’est une liste un peu hétérogène. C’est la contrainte liée à ce type d’exercice.

La question à 20 milliards d’euros.

La lecture du rapport montre qu’à côté de ces mesures accessoires il y a une décision qui est véritablement un choix stratégique : c’est la mesure n°9 : « Le très haut débit pour tous dans 10 ans ». Ceci ne veut pas dire que les autres mesures sont négligeables. Certaines seront très positives comme par exemple la décision de former 150.000 enseignants à l’enseignement du numérique, la création d’une université numérique à l’image de ce qu’on fait Harvard, Stanford et Berkeley, …. Mais de nombreux autres mesures sont plus floues ou ont un impact incertain comme : « un plan d’action coordonnée pour orienter plus de jeunes vers les métiers du numérique » ou la réédition en format numérique des livres du 20ème siècle qui sont indisponibles.
La grosse affaire de la feuille de route de Fleur Pellerin c’est indiscutablement le remplacement du câble en cuivre par de la fibre optique d’ici 10 ans. Il est vrai que l’ADSL sur paire de fils de cuivre a montré ses limites. La moitié des foyers ont des liaisons à haut débit qui n’ont de haut débit que le nom. Les opérateurs, Orange en tête, ont inventé un fabuleux programme permettant d’offrir à tous les foyers du très haut débit : 100 mégabits par seconde, dans 10 ans. La fibre optique, il n’y a que ça ! Première estimation : on est à 20 milliards d’euros sur la base de 1.000 euros par foyer. La facture finale risque d’être nettement plus élevée
Seul problème : qui va payer ? Les opérateurs ne sont pas très chauds ([2]). Ils sont d’accord pour continuer de faire ces opérations afin d’équiper les villes et les grandes communes ([3]) soit 53 % de la population française, moyennant quelques prêts et subventions. Mais qui va payer pour les dizaines de milliers de communes rurales (33.275) sans compter les hameaux et les maisons isolées ? Au total 47 % des foyers. Il est pour cela prévu 3 milliards d’euros d’aides d’Etat sur 10 ans. C’est bien mais avec ce budget on est seulement capable d’équiper 15 % des foyers. Qui s’occupera des 32 % restants ? Or, cette partie du réseau risque d’être plus coûteuse à construire car les distances à équiper sont plus longues et ces clients risquent d’être moins rentables car il y a moins de foyers pour chaque fibre. Il est évident que le ratio de 1.000 euros par foyer n’est pas raisonnable.
Il est, bien sûr, possible de trouver de meilleures solutions notamment en recourant à des technologies radio comme la 4G. A mon humble avis, « l’extinction du cuivre » en 2022 me semble une vision un peu optimiste des choses. De plus globalement, je ne suis pas certain que c’est un investissement rentable pour contribuables.

Quelques idées pour renforcer la feuille de route

En dehors du haut débit pour tous on ne trouve pas dans cette feuille de route beaucoup d’idées permettant de réellement développer l’économie du numérique. Comment inciter les entreprises à lancer des produits et des services dans le domaine de l’informatique ? Comment inciter les grandes et les moyennes entreprises à investir dans les TIC ? Qui va inventer les produits et les services qui auront demain une clientèle mondiale ?.... Si on veut réellement le retour de la croissance et l’obtenir, pour partie, par le numérique il faut s’en donner les moyens.
Nous avons dans ce blog déjà évoqué ce sujet notamment dans le message du 4 octobre 2012 : « Pour un plan de développement de l’économie numérique ». Nous avions proposées 10 mesures qui nous semblaient intéressantes pour inciter les entreprises à s’engager dans cette voie. Ce sont : 
1.     Faire baisser les coûts des télécommunications. Un premier pas a été par Free pour les coûts du téléphone mobile mais le reste des coûts de télécommunications est anormalement élevé.
2.     Améliorer le contexte administratif et réglementaire. Il est de faciliter la création d’entreprise, les recours judiciaires, les procédures fiscales et réglementaires,…
3.     Inciter les entreprises moyennes et grandes à investir dans les TIC. Les PME n’ont jamais été un moteur de développement dans l’emploi des technologies numériques.
4.     Favoriser les capacités exportatrices des entreprises françaises du secteur numérique. C’est un facteur clé du développement.
5.     Améliorer le Crédit Impôt Recherche (CIR). Il est nécessaire de prendre en compte les développements et notamment la réalisation des logiciels.
6.     Amortissement des études informatiques internes. Les développements sont utilisés pendant des années mais les charges sont passées dans l’exercice en cours.
7.     Inciter les entreprises à appliquer la gouvernance informatique et la gouvernance des systèmes d’information. Les fragilités des entreprises françaises sont, en ce domaine, graves et pénalisent leur rentabilité.
8.     Formation des décideurs et des managers aux TIC. Il est nécessaire de lutter contre l’inculture des technologies numériques des décideurs et des managers.
9.     Formation des chefs de projets. Comment maitriser des projets complexes sans former correctement les personnes chargées de ces opérations.
10.  Communiquer sur l’impact des TIC. Il est important de faire connaître les succès en France, en Europe et dans le reste du monde.

Ces dix mesures sont simples à concevoir et faciles à mettre en œuvre. Faut-il encore avoir la volonté politique de le faire et ensuite disposer des moyens de sa politique ?
C’est le fond du problème. L’Etat veut s’occuper du développement du secteur des TIC, ce qui est en soit très positif, mais l’administration n’a pas les idées très claires sur le sujet ([4]) et surtout le gouvernement n’a pas les moyens de sa politique. Dans ces conditions on peut craindre que les effets de cette feuille de route risquent d’être différés.




[1] - Entre nous, les enfants se forment tous seul au numérique. Il suffit de voir un enfant avec un smartphone ou une tablette pour comprendre que le problème ne sont pas les enfants mais les adultes et notamment ceux qui sont nés avant 1980, et en particulier les enseignants.
[2] - Il faut savoir que sur 2.000.000 de logements actuellement connectables grâce à de la fibre seul 250.000 foyers l’ont fait. Ce n’est pas la ruée.
[3] - Les 20 plus grosses agglomérations représentent 20 % de la population et 3.415 communes de grandes tailles font 37 % de la population.
[4] - On retrouve dans ces documents des chiffres curieux à propos du secteur des TIC. Ainsi dans le texte sur le Très Haut Débit, page 7, reprenant des chiffres venant d’un rapport de l’Inspection Générale des Finances, il est indiqué que le secteur représente 4 % des emplois et contribue à 3,7 % du PIB alors que les chiffres de l’OCDE sont respectivement de 6,5 % et de 7,9 %.