mercredi 15 octobre 2014

La création de valeur par les projets informatiques

On s’interroge fréquemment sur la rentabilité des investissements informatiques. C’est une étrange question, comme si la plupart de ces opérations n’étaient pas rentables. Or, non seulement ils le sont mais ils sont parmi tous les investissements possibles à une entreprise sont parmi les plus intéressants. En général les pay-back des investissements sont compris entre 4 et 6 ans (c’est-à-dire un taux de rentabilité compris entre 16 et 25 %). Mais en informatique les retours sur investissement sont compris entre 2 et 4 ans. Ceci explique l’appétence des entreprises pour ces investissements.
Bien sûr il existe des projets non-rentables, voire de véritables catastrophes. Mais ce n’est pas la règle générale. Ils sont beaucoup moins fréquents que certains le prétendent. Bien entendu il est nécessaire de faire le plutôt possible la chasse à ces moutons noirs. C’est le rôle des études de rentabilité devant figurer dans le dossier d’expression des besoins ([1]). Malheureusement aujourd’hui moins de 10 % des dossiers d’investissement comprennent une étude de rentabilité digne de ce nom du projet. En Grande-Bretagne c’est l’inverse. 90 % des dossiers des projets comprennent une analyse coût/rentabilité et un dossier de ce type sans étude de rentabilité à toutes les chances d’être rejeté.
Aujourd’hui les montants des investissements informatiques et leurs conséquences sur la rentabilité des entreprises sont tels qu’il est nécessaire de sortir rapidement de ce flou artistique.

Une vérité trop souvent oubliée

Pour comprendre la mutation en cours il est nécessaire d’avoir en tête deux chiffres clés. Le premier est la masse des dépenses informatiques dans le monde et le second est le poids des investissements informatiques dans le total des investissements effectués dans les économies modernes.

On estime que le total des dépenses mondiales faites dans le domaine de l’informatique et des télécommunications est de l’ordre 4.500 milliards de dollars par an. C’est un des secteurs d’activité les plus importants, supérieur à celui de l’automobile, de la pharmacie ou de l’aviation. Une partie de ces dépenses correspondent à des achats de matériels, de logiciels et de services, une seconde partie est constituée par les réseaux (téléphone, Internet, LAN,…) et la troisième partie est constituée par les dépenses des entreprises et des administrations pour mettre en œuvre ces matériels, ces logiciels et effectuer les développements nécessaires.
Pour apprécier l’importance de ce montant on peut le rapporter à l’ensemble des PIB créés dans le monde. Selon la Banque Mondiale elle s’élève en 2012 à 72.800 milliards de dollars. Les dépenses des TIC seraient égal à 6,2 % de ce total. Un autre chiffrage effectué par l’OCDE concernant les pays développés ([2]) évalue le secteur à 8 % de la valeur ajoutée qu’ils créent. Et, malgré la succession des crises depuis cinq ans, ce chiffre ne cesse de croître.
Or, si on analyse ce montant on constate qu’une partie significative de ces dépenses sont des investissements : achats de matériels (PC, serveur, mainframe, équipements de télécommunication) et de logiciels (un grand nombre d’entre eux sont fournis avec les matériels et se trouve incluse dans leur prix comme le système d’exploitation mais la plus grande part des logiciels sont achetés séparément). A ces montants d’investissements s’ajoutent les développements spécifiques. Ils sont faits par l’entreprise ou bien confiés à une société de service. L’ensemble de ces investissements représente environ la moitié du total des dépenses informatiques. Leur nature ne fait aucun doutes : elles sont effectuées une année donnée et vont ensuite servir pendant de nombreuses années, par opposition à des dépenses de fonctionnement qui sont des charges de l’exercice (bâtiments, matériels roulants, machines et équipements divers,…).
Ces investissements sont massifs et représentent selon le pays et le secteur d’activité des entreprises entre 20 et 30 % du total des investissements qu’elles réalisent.


Poids des investissements en informatique et en télécommunication par rapport au total des investissements par pays

L’observation du graphique ci-dessus permet de distinguer quatre groupes de pays :
·       Les USA sont hors concours avec 32 % de leurs investissements effectués dans le domaine de l’informatique et des communications. Ils sont nettement en avance sur les autres pays et ce pourcentage continu de croître.
·       Les paquets des pays qui misent sur l’avenir : la Suède, le Danemark, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande et la Belgique. Ces pays consacrent entre 20 et 25 % de leurs investissements aux TIC.
·       Les pays qui ont plus de difficultés et qui ont du mal à sauter le pas comme la France, la Hollande, la Suisse, le Canada, et la Finlande. Leurs investissements informatiques sont compris entre 15% et 20 % du total.
·       Les économies à problèmes comme l’Australie, l’Espagne, le Japon, le Portugal, l’Allemagne, l’Autriche, la Corée et l’Italie qui sont entre 10 % et 15 %. Ce groupe est assez hétérogène. On peut se demander si les pourcentages de l’Australie, du Japon, de l’Allemagne et de la Corée ne sont pas sous-évalués.
Dans certains secteurs effectuant des investissements très lourds comme l’industrie lourde, la chimie,… le ratio est faible mais il est très élevé dans les banques, les compagnies d’assurances, les entreprises de services, l’e-commerce, … Dans ces secteurs certaines entreprises sont déjà à 50 % et au-delà. A terme il est probable que les investissements dans les TIC représenteront un montant égal à la moitié du total des investissements.
L’analyse de la composition de ces investissements est intéressante. Elle montre que le matériel et le logiciel sont à part-égales avec un petit avantage pour le logiciel avec 53,6 % contre 46,4 % pour le hardware. La tendance à moyen terme est une augmentation régulière du poids du software. De même le matériel informatique l’emporte sur celui des télécoms : 27,4 % contre 19 %. Il est probable que le poids relatif des équipements de communication va continuer de baisser car une part croissante est constitué par de l’informatique. On se rappellera que le prix des matériels comprend de nombreux logiciels et notamment les systèmes d’exploitation. Si on raisonnait que sur le prix du matériel nu la baisse serait probablement encore plus rapide.


Software
Equipements de Communication
Matériel informatique
Total 
Etats-Unis
18,7 %
6,1 %
7,4 %
32,1 %
Suède
17,9 %
1,4 %
5,5 %
24,7 %
Danemark
13,5 %
0,9 %
10,1 %
24,6 %
Royaume-Unis
12,9 %
3,5 %
7,4 %
23,8 %
Nouvelle Zélande
9,9 %
5,7 %
5,7 %
21,2 %
Belgique
5,5 %
4,2 %
10,4 %
20,1 %
France
15,6 %
2,1 %
2,0 %
19,7 %
Hollande
10,1 %
3,6 %
5,9 %
19,5 %
Suisse
10,5 %
5,0 %
3,0 %
18,5 %
Canada
9,0 %
2,8 %
5,2 %
17,0 %
Finlande
11,0 %
2,2 %
2,3 %
15,5 %
Australie
5,6 %
2,7%
5,5 %
13,8 %
Espagne
6,9 %
4,7 %
2,2 %
13,8 %
Japon
8,0 %
1,7 %
3,8 %
13,5 %
Portugal
1,2 %
7,0 %
4,5 %
12,7 %
Irlande
6,8 %
2,7 %
2,9 %
12,4 %
Allemagne
6,9 %
2,2 %
3,2 %
12,4 %
Autriche
5,5 %
2,3 %
4,6 %
12,3 %
Corée
6,9 %
2,7 %
1,5 %
11,1 %
Italie
5,1 %
3,2 %
2,6 %
10,9 %

Parts respectives du logiciel, des matériels de télécommunication et des matériels informatiques par rapport au total des investissements informatiques et télécommunication

Comme on le voit, les investissements informatiques sont massifs et représentent une part croissante des investissements des entreprises. Depuis 50 ans leur poids ne cesse de croître. De plus, avec le temps qui passe, le montant du soft l’emporte sur le hard. Ce sont des tendances lourdes qui montrent l’appétence des entreprises pour ce type d’investissement. Est-ce vraiment raisonnable ? On ne peut pas sérieusement penser que tous les dirigeants de toutes les entreprises du monde sont subitement tous tombés sur la tête. Il est fort probable que si ces 2.200-2.300 milliards de dollars d’investissements n’étaient pas rentables quelqu’un s’en serait quand même aperçu. Ceci montre que globalement les investissements informatique sont rentables et sont nettement supérieurs aux autres investissements. C’est la bonne nouvelle.

Par contre il existe des projets avec « des plus et des moins »

La mauvaise nouvelle consiste à observer que, parmi tous ces investissements, certains ne sont pas aussi rentables que l’espéraient leurs promoteurs. A côté d’excellents projets il en existe d’autres qui sont peu rentables et certains même sont franchement catastrophiques. Parmi les projets les plus profitables on se trouve les applications du commerce électronique tel qu’Amazon ou les services en ligne, comme les moteurs de recherches type Google. En France on peut citer Cdiscount et Ventes-Privées. Il est vrai qu’il existe dans ces secteurs des entreprises qui perdent de l’argent mais globalement les entreprises bien managées rapportent de l’argent.
Le classement des entreprises européennes du secteur montre que contrairement à une affirmation souvent répétée ceux qui réussissent le mieux ne sont pas les « start-up pure player » mais des sites appartenant à des entreprises traditionnelles qui ont su prendre le virage du commerce électronique. Ce sont « des mortars » comme : Otto Group (dont font partie Les 3 Suisses), Staples (en France JPG), Home Retail Group (qui fait partie du groupe Habitat), Tesco Stores (1er distributeur anglais), Cdiscount (émanation du Groupe Casino. On notera que c’est la 1er entreprise française de la liste), … . Ceci montre que la distribution est un vrai métier et on ne s’improvise pas commerçant.

Rang Europe
Société
Pays
CA Web 2012 (millions €)
CA Web 2011 (millions €)
Croissance
 2012
1
Amazon.com
USA
12 293
10 297
19,38%
2
Otto Group
All
5 610
5 220
7,47%
3
Staples
USA
3 167
3 248
-2,49%
4
Home Retail Group
UK
3 020
2 561
17,95%
5
Tesco Stores
UK
2 918
2 780
4,98%
6
Apple
USA
1 693
1 355
24,98%
7
Cdiscount.com Casino
Fra
1 557
1 343
15,95%
8
Tengelmann
All
1 520
507
200,00%
9
Shop Direct Group
UK
1 474
1 398
5,46%
10
Sainsburys
UK
1 352
1 122
20,45%
11
Vente-Privee.com
Fra
1 307
1 075
21,54%
Source : Internet Retailer / Top 500 Guide

Mais le commerce électronique n’est pas la seule source de profits liés à l’informatique. Dans le domaine de l’informatique de gestion on constate des gains importants obtenus grâce à des progrès de productivité dégagés grâce à des applications efficaces comme, par exemple, la gestion des commandes ou le suivi de la logistique (SCM : Supply Chain Management). Ces applications permettent de dégager des gains de productivité importants. Il est par contre fort probable que des applications comme la comptabilité ou à la paie se traduisent par des gains massifs. Elles sont très répandues car elles ont jadis permis de réaliser des gains de productivité importants mais, aujourd’hui, on ne fait que les renouveler.
En dehors de la gestion il existe deux autres applications ayant une forte rentabilité comme la messagerie ou la CAO. La première a permis d’augmenter de manière considérable la réactivité de l’entreprise tout en diminuant les coûts de communication. La seconde a révolutionné la manière de concevoir les produits et permis de réduire leur durée du cycle de conception-développement.
Par contre il existe à côté des projets rentables des opérations nettement moins intéressants. Ils se caractérisent de la manière suivante :
·       Leurs réalisations connaissent des dérives budgétaires ou des allongements des délais. Ces contre-performances sont souvent dues à des faiblesses de conception ou une dérive du périmètre fonctionnel où les deux.
·       Ces projets ont des gains faibles, voir négatif. Changer de version de logiciel ou remplacer une base de données par une autre ont des coûts connus mais les gains correspondants sont difficiles à évaluer. En fait, ils sont faibles et parfois on constate même des pertes.
Il n’existe pas de profil type des projets à problèmes, voir calamiteux. Dans le même secteur, la même application peut être dans une entreprise très rentable et dans un autre cas être franchement catastrophique. L’importance des gains dégagés est en grande partie liée à l’évolution de l’organisation et à la qualification du personnel en place.

Il est important d’éliminer les lanternes rouges et les moutons à cinq pattes

Quand on considère un ensemble de projets on constate qu’à côté de nombreuses opérations rentables il existe quelques cas délicats qui empoisonnent la vie des entreprises et qui pénalisent leur rentabilité. Ce sont notamment deux types de projets :
·       Les projets lanternes rouges. Ce sont des opérations que l’on soit non-rentable et qui, malgré cela, sont lancées. Très souvent, dès le lancement, on sait qu’ils ne seront jamais rentables car ils ne permettent pas de dégager des gains de productivité ou d’efficacité. Malgré cela on décide de les lancer. Certaines sont imposées par la législation mais la plupart du temps les entreprises les mettent en œuvre car elles ne voient pas comment procéder autrement. Il existe de la même manière des applications lanternes rouges qui, quoi qu’on fasse, perdent de l’argent à chaque fois qu’on les utilise : le traitement est lent, la maintenance élevée, la productivité du personnel est faible et, parfois, elle tend même à se dégrader,… Pour éviter ces applications il est nécessaire de les auditer périodiquement. Cela permet de détecter et d’arrêter ces projets en amont. Dans ce cas on renforce la procédure d’investissement et en effectuant systématiquement des évaluations des projets post-implémentation. Pour cette raison il est souhaitable d’exiger que chaque dossier d’investissement comprenne systématiquement une étude de rentabilité sérieuse.
·       Les moutons à cinq pattes. Ce sont des projets ingérables. Ils peuvent être rentables mais on aura beaucoup de mal à les mettre en place car ces développements sont complexes et ses réalisateurs ont du mal à mener cette opération jusqu’à son terme. Cette complexité est souvent due à l’absence d’un véritable maître d’ouvrage. Dans ces conditions personne ne se sent vraiment responsable du projet. Les différentes parties prenantes ont des approches différentes. Par exemple, dans le cadres d’un projet de CRM, on constate les points de vue très différentes des administratifs, des comptables et des commerciaux. On sait très vite que le projet est mal parti car on constate l’impossibilité de trouver un « bon » chef de projet, la maîtrise d’ouvrage est évanescente, l’absence de compétences en interne,…
Il existe aussi des projets irréalisables car ce qui est demandé est techniquement impossible à réaliser ou bien si on arrive au bout de sa réalisation l’application s’exécutera dans des conditions particulièrement peu performantes. Il est vrai que la puissance des matériels et les performances des logiciels systèmes sont telles que ces situations sont aujourd’hui assez rares. Malgré cela on n’arrive pas à faire fonctionner correctement ces applications. Dans ce cas il est évident qu’il est préférable d’arrêter de les utiliser.

Le rôle clé de la procédure de gestion des investissements

Dans ces conditions il est nécessaire d’être sélectif et d’éliminer tous les projets fragiles ou faibles. C’est le rôle de la procédure de gestion des investissements. Sa finalité est de détecter les projets à rentabilité incertaine. Il ne sert à rien d’investir des sommes conséquentes si le retour sur investissement est incertain ou négatif. Si, dans une entreprise, on constate qu’il y a trop de projets posant ce type de problème, la solution est connue. Il faut renforcer la procédure.
Cette détection se fait en amont du projet. Il est important de s’assurer que l’étude d’expression des besoins comprend une étude de rentabilité et qu’elle est basée sur évaluation raisonnable des gains. De même il faut s’assurer que l’évaluation du budget se fait en coût complet. Il est certain qu’en sous-évaluant les coûts du projet et en surestimant les gains on peut arriver faire passer des projets calamiteux pour des opportunités exceptionnelles.
Pour cette raison il est recommandé d’effectuer systématiquement une évaluation à la fin du projet pour détecter les fragilités de la procédure. Les causes de dérive sont connues : périmètre fonctionnel incertain, sous-estimation du budget, planning irréaliste, faible niveau de productivité des études, … Il est vrai que les évaluations des projets post-implantation sont rares. Cela montre qu’il existe encore une marge de progrès importante. 





[1] - Le terme dossier d’expression des besoins est traditionnel mais il serait préférable d’utiliser le terme étude de faisabilité ou de traduire le terme anglais : « business case », par exemple par celui d’étude d’affaire. On peut aussi employer le terme de dossier d’investissement ou bien revenir à l’ancien terme tomber en désuétude d’étude d’opportunité.
[2] - Information Technology Outlook, OCDE.