Parfois on
rencontre des rapprochements de dates curieux. Le 18 Juin 2015 Manuel Valls,
Axelle Lemaire et Emanuel Macron ont présenté la "Stratégie Numérique du
Gouvernement" à l'occasion de la remise du rapport du CNNum établi à la
suite de la "grande concertation sur le numérique" lancé à l'automne
dernier. Le rapport porte le nom de "l’Ambition Numérique" ([1]).
Annoncé le 18 Juin, 75 ans après le discours de Londres on pouvait s'attendre à
de grandes ambitions du type "On a perdu une bataille mais on n'a pas
perdu la guerre". Comme on va le voir il y a une certaine distance entre
les grandes ambitions annoncées et les mesures effectivement proposées.
La situation de la France n'est pas
brillante
Comme nous
l'avons vu récemment, (voir le message du mercredi 10 juin 2015 sur ce blog :
"Le classement informatique du World Economic Forum 2015 : La France perd une place" ) la France est à la traîne du classement des pays développés en matière de
numérique, d’Internet et de TIC. Elle se trouve en 26ème position en
compagnie de la Belgique, de l'Irlande, du Portugal et de Malte, loin derrière
la Grande-Bretagne et l'Allemagne et à une année-lumière de deux champions exæquo
: Singapour et de la Finlande.
A l'origine du
rapport « Ambition Numérique » il y a la demande du 1er Ministre
de lancer une grande consultation pour faire prendre conscience du retard
français en ce domaine et demander aux personnes compétentes et avisées les
mesures à prendre. C'est indiscutablement une bonne idée.
Un rapport bien sous tous rapport
L'affaire a été
confiée au CNNum qui venait d'être renouvelé et doté d'un nouveau dirigeant :
Benoît Thieulin. Ils ont organisés à travers toute la France 70 ateliers sur
les sujets les plus divers. 1.300 personnes ont participé à ces séances. Le site Web de l'opération a reçu 17.678 contributions.
Cela s'est
traduit par un rapport de 398 pages abordant de nombreux sujets concernant le
numérique. Le rapport "Ambition Numérique" est disponible en ligne en
format PDF.
Il se compose de
quatre grandes parties appelés volets dotées de titres ronflants :
― « Loyauté
et liberté dans un espace numérique en commun »
― « Vers
une nouvelle conception de l’action publique : ouverture, innovation,
participation »
― « Mettre
en mouvement la croissance française : vers une économie de l'innovation »
― « Solidarité,
équité, émancipation : enjeux d'une société numérique »
Chaque partie, après
une courte présentation du domaine, détail un certain nombre de propositions.
Au total il y en a 70.
Couverture du rapport Ambition Numérique |
Pour résumer le
contenu de ces domaines le mieux est de citer in extenso leur présentation
pages 26 et 27 du rapport :
― "Le
premier volet, intitulé “Loyauté et liberté dans un espace numérique en commun”
veut fixer un cadre juridique pour assurer les droits individuels et collectifs
des consommateurs et des citoyens dans la société numérique. Les relations des
acteurs numériques entre eux et avec les utilisateurs doivent être régulées
afin d’assurer la constitution d’un environnement loyal et ouvert et de
garantir le respect des droits humains dans le monde numérique. La gouvernance
d’Internet doit sortir de sa technicité pour devenir un objet politique à part
entière".
― "Le
deuxième volet, intitulé “Vers une nouvelle conception de l’action publique :
ouverture, innovation, participation” insiste sur la nécessité pour la
puissance publique de mettre à profit le numérique pour repenser ses missions
et ses modes d’intervention, en promouvant une culture de l’innovation ouverte
et en renouvelant la conception des politiques et des services publics".
― "Le
troisième volet, intitulé “Mettre en avant la croissance française : vers une
économie de l’innovation” a pour objectif de promouvoir une économie audacieuse
et créative qui permette d’augmenter la compétitivité des acteurs numériques
français. Il s’agit donc de soutenir le tissu numérique français en facilitant
le financement de l’innovation, en élaborant une véritable stratégie
industrielle française relative au numérique ainsi qu’en menant une politique
d’attractivité à différentes échelles. "
― "Le
quatrième volet, intitulé “Solidarité, équité, émancipation : enjeux d’une
société numérique”, s’engage à repenser les champs fondamentaux du vivre
ensemble - santé, éducation, citoyenneté, communs - tout en esquissant les
premiers contours de chantiers auxquels il nous faudra collectivement nous
confronter dans les années à venir - travail, justice, nouveaux modèles de
protection sociale…à l’heure du numérique."
Comme on le voit
le domaine couvert est vaste. Mais est-ce que les 70 mesures proposées
permettrons de combler le retard français constaté année après année par le
World Economic Forum ?
La traduction gouvernementale du rapport « Ambition
Numérique »
Il est probable
que le gouvernement, un peu perdu dans les 398 pages du rapport et ses 70
propositions, a choisi de présenter un document court de 28 pages appelé
"Stratégie Numérique du Gouvernement". Il est consultable en cliquant ici.
C'est une liseuse où, lorsqu'on tourne
les pages on droit à un joli « slurp » du plus bel effet. Il est
aussi possible de télécharger le texte en format PDF.
Curieusement ce
document de stratégie commence par un : "Edito du Premier Ministre".
Voilà Manuel Valls devenu rédacteur en chef ! En quelques lignes il définit la
stratégie du gouvernement en matière de numérique et, plus généralement, dans
le domaine des TIC :
"Cette
stratégie vise à faire de la France une République numérique, fondée sur 4
piliers :
― la
Liberté d’innover : nous devons libérer tout le potentiel du numérique pour lui
permettre de jouer pleinement son rôle de moteur de la croissance ;
― l’Égalité
des droits, pour protéger encore davantage les citoyens et leurs données
personnelles ;
― la
Fraternité d’un numérique accessible à tous les Français, quels que soient leur
âge, leur lieu de vie, leurs revenus ;
― l’Exemplarité
d’un État qui se modernise en accomplissant la transformation numérique de son
administration pour un meilleur service au public."
Liberté, Égalité
et Fraternité. ... Cela rappelle quelque chose. Quelle drôle d'idée ! On est
pas loin de « Aux armes citoyens ». Comme si la République était
menacée ! Surement une idée d’une agence de communication car tout le monde
connaît la devise de la République ! Après tout , peu importe, c’est de l’emballage,
ce qui compte c'est la liste des mesures qui seront prises.
Couverture du plan : Stratégie Numérique du Gouvernement |
Un plan en 14 mesures
Au-delà de ces
curieuses formulations le gouvernement présente 14 mesures :
"1 -
Soutenir la montée en puissance et l’ouverture à l’international de la « French
Tech »
2 - Promouvoir
une économie de la donnée en créant la notion de données d’intérêt général
3 - Créer une
véritable alliance autour de l’innovation ouverte en encourageant la
coopération
entre entreprises
traditionnelles et startups
4 - Organiser la
transition numérique des TPE-PME
5 - Favoriser une
science ouverte par la libre diffusion des publications et des données de
la recherche
6 - Sud(s) et Numérique(s)
: accompagner la révolution technologique dans les pays du Sud
7 - Plan de
transition numérique dans le bâtiment : promouvoir la « maquette numérique »
8 - Réguler les
plateformes pour protéger les utilisateurs sans brider l’innovation
9 - Renforcer la
médiation numérique pour accompagner son usage par les particuliers
10 - Déployer le
plan numérique pour l’éducation
11 - Développer
les « startups d’État » pour produire du service public autrement
12 - Déployer le
plan médecine du futur
13 - Ouvrir l’«
Emploi Store », un bouquet de services pour les demandeurs d’emploi
14 - Lancer la «
Grande École du Numérique"
Quelques commentaires s’imposent
Pour les
apprécier quelques mots de commentaire :
1.
Soutenir
la montée en puissance et l’ouverture à l’international de la « French Tech ».
Il s'agit de renforcer le dispositif d'aide aux startups en renforçant la
présence d'une Agence du numérique chargée de les aider par une présence accrue
à l’international.
2.
Promouvoir
une économie de la donnée en créant la notion de données d’intérêt général.
L'objectif de cette mesure est de renforcer l'Open Data en prouvant des
"données d'intérêt général" en incitant les acteurs publics et privés
à mettre ces informations en commun tout en garantissant la confidentialité. Ce
sont des objectifs un peu contradictoire : une bien curieuse gymnastique.
3.
Créer une
véritable alliance autour de l’innovation ouverte en encourageant la
coopération entre entreprises traditionnelles et startups. Le gouvernement
veut inciter à la coopération entre les grands groupes et les PME dynamiques en
garantissant l'application de bonnes pratiques. Cette idée est intéressante,
faut-il encore s'assurer que les acteurs concernés sont effectivement
intéressés et sont prêts à jouer le jeu.
4.
Organiser
la transition numérique des TPE-PME. C'est un vrai problème même si l'enjeu
économique est faible. Par contre la solution proposée est dérisoire :
"élaborer un cahier des charges
pour que les acteurs du numérique développent des produits numériques adaptés
aux besoins des TPE-PME et des PME". Ce n’est pas très sérieux.
5.
Favoriser
une science ouverte par la libre diffusion des publications et des données de
la recherche. Il s'agit de mettre aux chercheurs de publier sur le Web des
articles sans passer par le contrôle d'un comité de lecture. Il existe aux USA
le site SSRN, Social Science Research Network, avec un stock de plus de 600.000
articles. On peut faire le "French Research Network". Mais ce n'est
rien par rapport à Scholar Google. Peut-on encore lui faire concurrence ?
6.
Sud(s) et
Numérique(s) : accompagner la révolution technologique dans les pays du Sud.
L'idée d'aider les pays en voie de développement est excellente. Faudrait il
encore que nous soyons en avance ! Malheureusement nous ne sommes que 26ème,
pas loin de pays du Sud.
7.
Plan de
transition numérique dans le bâtiment : promouvoir la « maquette numérique ».
C'est une excellente idée mais, on le sait bien le secteur de la construction
n'est pas parmi les plus dynamiques. Un comité de pilotage a été mis en place
avec un organisme technique en appui. Espérons que cela marche et donne des
résultats.
8.
Réguler
les plateformes pour protéger les utilisateurs sans brider l’innovation. Il
est nécessaire d'adapter la législation sur la protection des consommateurs dans
l’environnement Internet et de renforcer l'action de la Direction de la
Concurrence. C’est bien mais ses effets se manifestent à long terme.
9.
Renforcer
la médiation numérique pour accompagner son usage par les particuliers. La
médiation numérique consiste avoir 10.000 lieux ouverts à tous les publics où
les enfants et les personnes âgées trouveront des jeunes gens compétents et
disponibles. Une partie de ces lieux existent. Mais quel sera leur impact ?
10.
Déployer
le plan numérique pour l’éducation. Ce programme d'un milliard d'euros sur
trois ans a déjà été annoncé. Dès la rentrée 2015 on a annoncé que 200 collèges
et 340 écoles seront équipées ou rééquipées. Les professeurs seront formées de
façon à les aider à transformer leurs pratiques pédagogiques. Ce n'est que le nième
plan d'informatisation de l’Education Nationale. Espérons qu’il produira des
effets positifs.
11.
Développer
les « startups d’État » pour produire du service public autrement. Comme il
est très difficile de développer des applications originales dans le cadre de
l'administration des petites équipes, rattachées au Secrétariat Général à la
Modernisation, seront chargées de ces développements. Une approche
intéressante.
12.
Déployer
le plan médecine du futur. Dans le cadre des 34 plans de la Nouvelle France
Industrielle 3 plans concernent la santé. Le but est d'offrir une médecine personnalisée
dans le cadre des soins quotidiens. Un comité de pilotage est chargé d'élaborer
une feuille de route. A voir.
13.
Ouvrir l’«
Emploi Store », un bouquet de services pour les demandeurs d’emploi. Il
s'agit de quatre plateformes gérées par Pôle Emploi de façon à aider les
chômeurs à choisir un métier et trouver un emploi. Intéressant mais est-ce que
cela sera suffisant pour diminuer le taux de chômage ?
14.
Lancer la
« Grande École du Numérique". Il ne s'agit pas d'une grande école
capable de former les 3.000 à 4.000 informaticiens du niveau ingénieur Bac + 5
par an qui manquent mais de lancer 50 centres de formation orientées vers des
jeunes sans formation. C'est la généralisation de l'initiative de Xavier Noël
de l'école 42 qui forme déjà 800 jeunes par an sur une durée de trois ans. C’est
bien mais c’est loin d’être suffisant.
Tout cela est
intéressant mais est-ce que cela va permettre un développement rapide du
numérique et plus généralement des TIC ?
Est-ce que cela sera suffisant ?
Une stratégie est
un ensemble de mesures permettant de mobiliser les ressources et les
compétences autour de quelques grandes orientations. Pour qu'une stratégie soit
efficace il est de bonne pratique de commencer par un audit mettant en avant
les points forts, les points faibles, les menaces et les opportunités. Il
permet de dégager les objectifs. Les mesures permettent de lancer les actions
sont ensuite choisies pour leur effet d'entraînement.
Manifestement on
n'a pas procédé de cette façon. Manuel Valls a demandé au CNNum un rapport
concernant un vaste domaine basé sur une large consultation. Parmi les
nombreuses propositions 14 ont été choisies. On peut dans ces conditions se
demander si ces 14 mesures auront l'effet mobilisateur attendu et entraîneront le
processus de développement espère ? On peut en douter. En effet ce sont de nombreuses
petites mesures. Aucune n'est suffisamment parlante pour mobiliser l'opinion
publique ni même celles des professionnelles concernées.
Il est probable
que le choix de ces mesures est le résultat du processus de travail adopté.
Cette consultation nationale a été une sorte de gigantesque boîte à idées. Sont
sorties de cette gigantesque collecte les mesures qu'un certain nombre de gens
pouvaient accepter ou du moins celles n'entraînant pas trop de réaction
d'hostilité.
Si César avait
demandé l'avis de tous les centurions et de tous les soldats de l'armée romaine
il est probable qu'il n'aurait jamais conquis la Gaule. En effet une stratégie
est une construction intellectuelle permettant d'agir pour faire changer la
situation. Elle exprime la vision du commandement. Dans le cas de la guerre
l'objectif est de vaincre l'ennemi. Dans le cas d'une entreprise l'objectif est
de gagner des parts de marché. Dans celui d'une situation comme celle de la France
qui a la volonté de corriger son retard en matière numérique et d'une manière
plus générale sa faiblesse dans le domaine des TIC il s'agit de corriger les
points faibles, et ils sont nombreux, en se basant sur les points forts, qui,
hélas, sont peu nombreux.
Or cette
construction n'a pas pu être. En effet il manque dans la démarche un diagnostic
préalable solide. Faute de cette base on a ramassé quelques mesures qui étaient
déjà dans le "pipeline", on l'a complète par quelques annonces
sympathiques, on l'a emballé d'un terme qui ne veut rien dire : "la
république numérique" et on a ajouté un ruban avec la devise : « liberté,
égalité, fraternité ». C'est un peu léger.
A l'automne une
loi sur le numérique va permettre de concrétiser cette stratégie. Elle sera
consultable sur un site Web dès la fin du mois de juin et sur ce site de
simples citoyens comme vous et moi pourront donner leur avis et même proposer
des amendements. Je sens que sur le front du numérique l’été sera chaud.
[1]
- Pour la petite histoire cette présentation a eu lieu à la Gaieté Lyrique, le
palais de l'opérette. Elle n’a pas eu lieu en souvenir de Jacques Offenbach et
de la Belle Hélène mais tout simplement parce que cette salle est devenue un
centre culturel dédié aux arts numériques depuis 2011.
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